L’explosion sociale en Turquie nous oblige impérativement à regarder de plus près ce qui se passe, ce qui se produit, quelles sont les nouvelles limites produites durant ce que nous avons appelé l’ère des émeutes, et comment elles seront dépassées. La combinaison des évènements en Suède et en Turquie, leur rencontre dans le temps, confirme l’existence de deux dynamiques de la lutte de classes évoluant dans une relative autonomie. Nous ne pouvons pas ignorer que la rencontre attendue de ces pratiques ne s’annonce pas réjouissante, puisque elle va poser la question des rapports entre deux sujets en train de se produire qui n’ont pas pour le moment un horizon commun dans leur activité. L’enjeu du point de vue de la révolution c’est comment sera produite, sur la base de leur rencontre, leur dépassement nécessaire : la transformation de la lutte en prise de mesures communistes contre le capital, c’est-à-dire en mise en question de tous les rôles qui constituent la société, en communisation.
Il y a en plus une troisième dynamique : les mouvements revendicatifs sur le salaire, qui se déroulent principalement à la périphérie que le néolibéralisme historique a intégrée dans l’accumulation internationalisée, en Chine et en Asie du Sud-Est ; cependant, les évènements en cours ne font pas apparaître une rencontre de cette dynamique avec les autres. Et il y a aussi une quatrième dynamique, celle qui concerne les pays sud-américains ayant pu intégrer dans l’État la résistance au néolibéralisme (le Chili constitue une exception notable : le mouvement de la catégorie socialement construite qu’est la « jeunesse » se rattache plus aux dynamiques des émeutes). Cette quatrième dynamique est encore plus autonome pour l’instant, bien qu’elle puisse nous préoccuper à l’avenir, particulièrement en Grèce. Dans ce qui suit nous aurons affaire aux deux premières.
D’un côté, nous avons une série d’émeutes des « exclus » ; de l’autre, à partir de 2011 apparaît une succession d’émeutes au cours desquelles l’élément principal pour ce qui concerne leur composition est l’engagement des soi-disant « couches moyennes », dont le discours « démocratique » forme les mouvements produits. Les émeutes des exclus se déroulent dans des pays haut placés dans la hiérarchie capitaliste. Par contre, les émeutes dans lesquelles domine l’horizon démocratique, qui structure du point de vue politique les couches moyennes et donne leur forme aux mouvements « des places », ont lieu principalement dans les pays de la seconde zone et dans les « économies émergentes ». Le fait qu’un pays n’appartenant pas à ces catégories en fasse partie, à savoir l’Espagne, est un élément qui montre que la crise confirme la sape de cette stratification, déjà active pendant le développement de ce cycle d’accumulation (depuis la crise des années 70 jusqu’à environ 2008). Le noyau dur par excellence (États-Unis et Allemagne) n’a pas été encore touché par ces dynamiques. Le mouvement Occupy Wall Street, bien qu’il ait pu donner son nom à cette deuxième dynamique, n’y appartient que de façon très marginale : il s’agissait d’un mouvement d’activistes (tout comme, d’ailleurs, Blockupy en Allemagne), non pas d’un mouvement de masse comme celui de l’Espagne, de la Grèce, du « printemps arabe » ou de la Turquie.
Ceux qui sont radicalement exclus du circuit officiel de la production de plus-value (ce qui constitue leur mode d’intégration dans la société capitaliste : intégration à travers l’exclusion) n’articulent pas de discours ; leur seul discours sont les pillages et les destructions. Ils ne revendiquent pas, puisqu’il est clair pour eux que cela est inutile (sinon ils le feraient). Ils savent déjà que l’État ne les intégrera pas mais cherchera à les gérer en tant que population excédentaire. Dans la mesure où la crise/ restructuration qui se déroule depuis 2008 réduit encore plus les « dépenses sociales », ils savent très bien que cette gestion ne saurait qu’être de plus en plus répressive. En fait, ils suffoquent dans une « prison sans barreaux » (quand on n’a pas assez d’argent pour quitter son coin et, où que l’on traîne les pieds, on est en permanence harcelé par la police, c’est bien dans une prison que l’on se trouve). Dans cette « prison », les rapports communautaires ne peuvent pas les sortir de leur misère et, dans une certaine mesure, sont intégrés à l’économie échangiste parallèle, c’est-à-dire la petite délinquance, dans des institutions informelles où se reproduit une inflexible hiérarchie répressive (pour ne pas parler de la situation des femmes…). Ainsi, ils s’attaquent à leur prison, ils s’attaquent à toutes les institutions étatiques qu’ils conçoivent comme entérinant leur statut de prisonniers à vie, et ainsi, au moment de la révolte, ils mettent aussi en question tous leurs rôles sociaux dans leur « prison ».
Les couches moyennes se révoltent parce qu’elles sont des couches moyennes en effondrement (Grèce, Espagne), ou parce qu’on ne les laisse pas se constituer en tant que telles (printemps arabe), ou parce qu’elles sont réprimées et comprimées beaucoup plus qu’avant la crise (Turquie) – ceci n’impliquant pas seulement un revenu moindre que ce qu’elles « devraient » avoir mais aussi tous les autres rapports sociaux, la marchandisation et la clôture de l’espace public, le genre, la politique ou la politique/religion (dans le cas des pays arabes, les deux faces d’une même médaille), la race, etc. La question des couches moyennes est ouverte du point de vue théorique. Leur définition même est incertaine : la définition admise des couches moyennes impliquait les catégories de la petite propriété de moyens de production et les professions individuelles traditionnelles (médecins, avocats, notaires, etc.). Pourtant, comment pourrait-on définir les couches moyennes aujourd’hui ? La stratification se présente désormais dans une grande mesure à l’intérieur des salariés et des travailleurs indépendants (donc des salariés qui payent eux-mêmes leur cotisation à la sécurité sociale), et elle se forme sur la base de la position dans la hiérarchie du procès de production, sur la base du revenu, de l’accès au crédit, etc. Alors les masses des chômeurs appauvris, des jeunes qui sont ipso facto des pauvres, ainsi que des travailleurs précaires, tirent vers le bas le « niveau » des couches moyennes et de ce fait amenuisent leur influence politique dans l’État.
Ces deux dynamiques – les émeutes des exclus et les mouvements massifs d’occupation d’espaces publics avec comme acteur central ces couches moyennes aux contours imprécis – se sont croisées en février 2012 en Grèce (mais dans ce cas les couches moyennes étaient déjà en train de s’effondrer). Cette rencontre a résulté des particularités de la Grèce, où d’ailleurs, à part le mouvement « place Syntagma 2011 », il y avait eu le mouvement « Décembre 2008 ». Les émeutes de décembre 2008, tout comme celles des étudiants au Chili et au Canada, s’inscrivent dans un éventail de pratiques qui se positionnent entre ces deux dynamiques. Dans les émeutes en question, ce qui émerge c’est la « jeunesse » en tant que sujet socialement construit et comprenant ceux et celles qui trouvent toutes les portes fermées, qui n’ont pas pour perspective de grimper l’échelle de la hiérarchie sociale mais qui, au contraire des émeutiers de Stockholm ou d’Angleterre, ne sont pas structurellement exclus.
Les questions posées par l’actualisation de l’ère des émeutes, telle qu’elle se réalise en Suède ou en Turquie, sont importantes:
Α) L’État pourra-t-il construire le consensus du prolétariat des pays de la première zone pour une gestion tournée contre les exclus ? Sur la base des évènements en Suède, cette tendance paraît se produire comme une réponse presque inévitable à l’actualisation de cette dynamique (en Angleterre l’émergence de l’English Defence League, tout comme l’augmentation de l’influence politique de l’UK Independence Party, est directement liée à cette question ; une telle émergence n’a pas pu se produire après les émeutes de 2011, qui étaient plus marquées par la couleur blanche). Les émeutes en Suède actualisent la crise d’intégration du prolétariat dans le procès de production de plus-value en tant que crise de l’immigration. La question d’un fascisme de type nouveau, orienté vers la création d’une « identité européenne » et donc intrinsèquement raciste, s’inscrit à l’ordre du jour.
Β) Quelle sera la dynamique interne de l’intégration des « couches moyennes » dans le prolétariat, et ce non seulement comme situation mais aussi comme activité ? Est-ce envisageable que les pratiques de « commune » de ceux qui se défendent sur les places et tentent de sauver leur appartenance de classe se rencontrent avec les pratiques destructrices des exclus ? Pour l’heure, les seuls cas d’espèce sont la rencontre conflictuelle en mars 2006 en France durant le mouvement anti-CPE (mais c’est déjà vieux et a eu lieu avant la crise) et le 12 février 2012 en Grèce (mais cette rencontre-là était imprégnée par la confrontation sur le « memorandum » et ne pouvait pas durer au-delà la défaite de sa revendication spécifique). Quel pourra être le resultat des « mouvements démocratiques », qu’au moins pour l’instant l’État n’arrive pas à intégrer ? Ces mouvements affichent un certain « communautarisme ». Le point de départ de ce communautarisme est la défense de la propriété étatique (rien n’est « commun », tout ce qui n’est pas privé est étatique) par le moyen de son usage sur la base de sa définition, c’est-à-dire comme un élément qui soutient la reproduction de la force de travail. Les places ou les parcs sont des espaces du « temps libre ». Le fait que la crise/ restructuration ait beaucoup augmenté le chômage permet à un nombre important de personnes d’avoir une présence continue sur un tel espace pendant le mouvement, sans que l’on considère comme étrange que ceux qui travaillent y viennent après le boulot : en effet, la présence des gens est nettement plus massive le soir et la nuit. L’essentiel c’est qu’il se produit une « vie commune dans l’occupation ». La « vie dans l’occupation » est certes une image de l’avenir qui dépasse l’horizon du mouvement, mais qui ne peut pas se transformer en pratique généralisée si le mouvement ne met pas réellement en cause la structure qui soutient la distinction entre espace public et espace privé, donc en définitive l’ensemble des rapports capitalistes. La « communauté de lutte », les « gestes communistes », ne devraient pas être sous-estimés puisque, dans leur généralisation, ils constituent l’horizon positif du mouvement. Mais au stade où nous nous trouvons aujourd’hui nous sommes contraints à chercher, d’une part, ce qui fige le mouvement et ne le laisse pas tenter de généraliser ces éléments, et d’autre part, quels éléments de son contenu constituent en même temps les causes de sa fin. Ceux qui participent à ces mouvements, au contraire de ce qui se passe avec les émeutes des exclus, accordent beaucoup d’importance à la territorialisation de leur présence (ce qui n’est pas sans rapport avec la forme de rente assumée par la plus-value produite dans le capitalisme actuel : l’exploitation joue un rôle déterminant dans la forme de la lutte des classes). Avec l’« occupation », ils revendiquent le droit à leur existence matérielle en tant que sujet en face de l’État, qu’ils croyaient « se soucier d’eux ». Il n’est pas de moindre importance que la protection de la commune est assurée surtout par une fraction du prolétariat jeune, mâle et pauvre, qui possède l’expérience des affrontements avec la police (ce rôle distinct s’est manifesté en Turquie aussi, bien que moins qu’en Égypte). Par la force des choses les participants essayent de formuler des revendications, pour poser quelque chose de plus concret que la « démocratie » sur l’hypothétique table des négociations (ils ne supportent pas de se rendre compte que cette table n’existe plus, et ils somment en permanence le gouvernement d’admettre son existence). Ce processus, à cause du refus du gouvernement de négocier quoi que ce soit, débouche tout naturellement sur la contestation du gouvernement. Nécessairement, un mouvement dont la composition est dominée par les couches moyennes demande la chute du gouvernement – et cette demande, étant donnée l’absence d’un « parti de la classe ouvrière » qui mènerait le mouvement vers la « conquête du pouvoir », sous-entend le remplacement de ce gouvernement par un autre (qui pourrait appuyer l’existence et la reproduction de la qualité de vie qu’ils estiment mériter). Cette tendance endogène n’entre pas en contradiction avec les traits communautaristes des occupations, lesquels pourtant passent au second plan en tant qu’élément de constitution et mise en forme du mouvement quand l’objectif politique se concrétise. L’Égypte et la Tunisie ont bien montré que la chute du gouvernement met fin à ces mouvements. Bien sûr, ce qui paraissait initialement comme une victoire s’est révelé être une défaite, puisque de nouveaux États policiers se sont constitués et la restructuration avance de plus belle, avec des réductions des allocations, des augmentations des prix des aliments, etc. Mais le mouvement en Égypte et en Tunisie n’a pas pu se redresser, parce que son objectif initial, celui qui correspondait à son unité, a été atteint. Le mouvement en Turquie – le fait marquant suivant de cette dynamique, se rangeant lui aussi, malgré ses différences, dans ce schéma – doit faire face à un élément de plus. La puissance politique du gouvernement est plus grande que celle des gouvernements égyptien ou tunisien. L’unité du mouvement se fonde sur la transformation de cet État en État de repression policière pendant les dernières années. La question qui se pose est la suivante : les couches moyennes pourront-elles s’intégrer dans le prolétariat, en tant qu’activité de mise en cause du capital, si auparavant ces mouvements ne sont menés à terme qu’à travers leur victoire politique (en clair, leur défaite) ? Leur défaite, qui passe par leur victoire politique, fait nécessairement remonter à la surface les divisions existantes. Une fraction du mouvement tente de continuer la révolte, qui pourtant cesse de jouir de l’appui populaire (c’est-à-dire d’un appui interclassiste, puisque la classe est un rapport, non pas une catégorie). Sans la participation massive des exclus et des pauvres, comment ce processus de révolte pourrait-il continuer ? Serait-ce possible ?
Au moment où ces lignes sont écrites, le mouvement en Turquie est en cours. Sa particularité, combinée au fait qu’il s’agit d’un évènement de portée mondiale, détermine le point où l’on se trouve. Voilà où l’on se trouve : devant une révolte qui s’est déclenchée dans un État policier de plus. Une révolte avec peu de chances de « victoire » sur la base de son contenu, et de ce fait très importante.
Les pratiques de « commune » qui ont nécessairement comme horizon une meilleure gestion de l’État bourgeois, mais qui voient cet horizon s’évanouir, rencontrent les révoltes des exclus sur le fait que pour ces dernières il n’y a pas d’horizon d’une quelconque « victoire ». Le résultat de cette rencontre – qui se jouera, entre autres, à l’interaction entre les pratiques de « commune » et les pratiques du quotidien de la survie de ceux qui sont structurellement exclus du circuit officiel de la production de plus-value – déterminera dans une grande mesure l’issue de la lutte de classe dans l’ère des émeutes.
Woland, Blaumachen and friends 8 juin 2013