En tant que mode d'investigation des conditions des luttes passées et présentes, la récente production venant du soit-disant "courant communisateur" peut être décrite comme une sorte d'analyse de la limite. Ce mode d'investigation va plus loin que l'exercice habituel de conscience malheureuse que l'on a pris l'habitude d'attendre de l'ultragauche. On nous dit, plutôt, que les limites sont la condition même de la possibilité des luttes. Elles sont génératrices, sont la sources du dynamisme des luttes tout autant que leur caractère transitoire et leur échec inévitable. L'horizon de la communisation, à partir de là, apparait à travers ces impasses, tout comme la profondeur virtuelle d'un tableau apparait dans l’épaississement de la peinture sur la toile. A partir de là, chaque moment historique possède une forme de transcendance spécifique aux limites qu'il présente aux luttes prolétaires – la communisation étant ainsi la forme de dépassement qui s'ouvre à partir des données des luttes actuelles. En s'occupant du caractère double de la limite – à la fois barrière et horizon – une telle analyse partage certaines choses avec la pensée dialectique en général et sa volonté de penser en même temps deux idées incompatibles.
Mais il y a des limites, hélas, même à l'étude des limites, qui peut bien trop rapidement virer au fatalisme et à la théodicée – comme si le texte tragique de l'histoire était déjà écrit, et que notre tâche n'était que de découvrir le défaut d'origine fatal. Cependant, quand elle est bien appliquée, cette méthode recherche ce qu'il y a de nouveau dans l'Histoire : une nouveauté donnée par les luttes elles-mêmes et quasiment pas prise en compte par la théorie, une nouveauté immanente aux termes toujours changeants sous lesquels les prolétaires rencontrent le capital et ses forces. Prendre en compte ces nouveaux développement demande, cependant, de porter une attention resserrée à toutes les forces en jeu dans un moment particulier. Sinon, l'analyse de la limite n'est qu'une machine pour affirmer des suppositions.
"Sous une tenue anti-émeute" illustre à la fois le bon et le mauvais d'une telle méthode. Le texte fait preuve de perspicacité vis-à-vis de ce qui s'est déroulé à Oakland en 2011 et 2012, et c'est certainement l'un des compte-rendus les plus rigoureux et engagés que nous ayons lu. De nombreux passage sont louables. La distinction à laquelle on parvient dans les dernières pages, entre des procès de généralisation et des procès d'unification est incisive et, encore mieux, adaptable à d'autres situations. Mais l'application de certaines structures conceptuelles est bien souvent mécanique (application qui a l'effet ironique de naturaliser ses propres suppositions comme nous le verrons plus loin). Bien que nous soyons souvent d'accords avec ces structures, en partie ou complètement, nous ne pouvons éviter de ressentir que la manière dont elles sont appliquées n'est pas satisfaisante.
"Sous une tenue anti-émeute" suit le schéma analytique élaboré par Théorie Communiste dans des textes tels que "Le moment présent" et "Le plancher de verre", dans lesquels il est suggéré qu'à l'heure actuelle, pour les prolétaires, "le fait même d'agir en tant que classe apparait comme une contrainte extérieure, une limite à dépasser". Cela signifie que chaque fois que les prolétaires s'affirment en tant que classe – en tant que force de travail – ils affirment et maintiennent de même le capital. Sous les conditions de crise présentes, les ouvriers luttent souvent à peine pour la sauvegarde de leurs emplois ; en d'autres termes, ils luttent pour maintenir le rapport capital-travail. Les modifications minimes et les luttes défensives sont l'ordre du jour. En résultat de la restructuration du travail, les ouvriers sont contraints de faire des sacrifices interminables, adoptant en fait le point de vue du capital, dans le but de préserver et d'étendre leur accès au salariat. Si les générations précédentes ont pu imaginer la lutte de la classe ouvrière comme un processus d'"auto-valorisation" dans lequel les ouvriers gagnaient peu à peu leur autonomie vis-à-vis du capital, maintenant l'affirmation d'une identité de classe semble ne faire qu'une avec l'affirmation des impératifs du capital et son droit de direction. L'action en tant que classe devient un travail de sape contre soi-même.
Ce changement dans la structure du rapport capital-travail a fait voler en éclats la cohérence matérielle de l'usine et de la production industrielle dans ce qui était avant le centre industriel – par le biais de l’automatisation, des délocalisations, de la désagrégation des procès de production et toute la litanie restante du post-Fordisme. En exil des murs de l'usine, l'antagonisme prolétarien se retrouve dans les rues, s'écartant de l'espace de la production pour celui de la reproduction ou de la circulation. Dans la lecture qu'en font Théorie Communiste, le soulèvement de Décembre 2008 en Grèce est un exemple paradigmatique de ce déplacement : là, les rencontres les plus explosives se produisirent entre les prolétaires précaire, marginaux, et l'Etat, tandis que la classe ouvrière formelle, syndiquée, ne s'investit que tardivement et de manière ambivalente. Une fois que l'antagonisme s'est retrouvé déplacé de cette manière, les prolétaires font face aux dispositifs qui reproduisent leur identité de classe : la police, les écoles, les bureaux des syndicats et les différents organismes gouvernementaux. La promesse d'une telle lutte est que, tentant de nier les formes d'appartenance de classe qui apparaissent maintenant "en tant que contrainte extérieure", les prolétaires puissent passer dans une insurrection ouverte qui mettrait le capital et le travail en question et n'affirmerait aucun des deux. La limite concomitante, de manière inverse, est qu'un tel antagonisme reste éloigné du coeur de la production et est incapable de mettre ainsi l'économie à l'arrêt.
"Sous une tenue anti-émeute" applique cette analyse à Oakland quelque peu maladroitement, bien que parfois de manière perspicace quant aux différences séparant Oakland d'Athènes et Thessalonique. On y lit, par exemple, que l'unique contribution d'Oakland et des autres occupations de places est que le prolétariat y prit en main la question de sa propre reproduction. Contrairement à la Grèce, "le terrain de la lutte n‘était plus uniquement dans le face à face avec la police, mais dans le face à face avec la reproduction du prolétariat". Néanmoins, pour les auteurs, cet engagement direct avec la reproduction a amené ses propres faiblesses, naturalisant une "autonomisation" de la sphère de la reproduction conséquemment à la croissance de prolétaires superflus et non-salariés. Mais ce point de vue rend plus difficile la question d'examiner la manière dont les ressources des structures basées sur un principe d'aide mutuelle venaient de l'économie capitaliste environnante (et étaient parfois payées par de l'argent gagné lors de la vente de force de travail).
C'est là où le texte étale son propre penchant pour l'hyperbole, et on y lit que, par exemple, en résultat de cette autonomisation "[la Commune d'Oakland] n’attaqua presque jamais la question de la production", point qui est contredit peu après, les pages suivantes étant principalement autour des deux blocages du port d'Oakland, et leurs interventions dans la lutte des ouvriers du ports. Cette discussion rentre aussi en contradiction avec l'autre affirmation tout autant hyperbolique voulan qu' "en dehors de la place, rien ne pouvait être attaqué". Comme cela est largement prouvé, toutes sortes de choses au-delà de la place furent attaquées pendant les nombreuses nuits d'émeutes qui perturbèrent assez la communauté du commerce d'Oakland pour que celle-ci parle sur un ton menaçant de la baisse des ventes et mette en avant l'exemple des entreprises qui avaient choisi de ne pas s'installer à Oakland à cause du manque de sécurité. Cependant, nous sommes d'accord consécutivement avec l'affirmation de notre correspondant – malgré les termes employés – si par cela nous devons comprendre l'affirmation que la Commune d'Oakland fut incapable de passer à une phase d'attaque soutenue contre les formes économiques dont elle dépendait. Il est vrai que la caractéristique centrale de la Commune était fondamentalement passive et défensive : le camp, un espace dans lequel la reproduction du prolétariat était directement attaqué à travers des structures d'aide mutuelle et de dons gratuits. Bien que cet espace ait été défendu, les moments d'antagonisme étaient soit des réponses à des attaques contre le camp, ou soit des réponses à des tentatives d'empêcher sa reconstruction. Dépasser cette limite aurait voulu dire passer dans dans une insurrection ouverte et transcender la "forme-camp".
Cela dit, nous somme contraints de nous attarder sur les catégories de grève et de production qui servent de base à la critique – non pour défendre la vertu du camp, mais précisément pour secouer ces questions, les relâcher d'une conception statique et les ramener à la vie dans la situation présente. Sans cela, il ne sera pas possible de comprendre la Commune d'Oakland, ni le terrain sur lequel les pratiques de la communisation peuvent se développer.
Qu’est-ce qu’une grève?
Si un tel passage vers une insurrection ouverte avait été possible, il se serait déroulé durant le moment d'apogée que fut la grève du 2 Novembre, lorsque la forme-camp fut brièvement mise à distance pour un moment d'expansion offensive. C'est là où l'application que font les auteurs de la thématique de "l'appartenance de classe comme une contrainte extérieure" devient devient à la fois plus intéressante et, à notre avis, plus problématique. Pour les auteurs, la déclaration d'une grève générale, qui aurait pu signifier la transformation de la lutte en une forme capable de questionner la production, n'a fait que reproduire l'extériorité de l'appartenance de classe : "la grève générale n‘a en même temps pas eu lieu, dans la mesure où presque personne n‘a fait grève […] Le moment où émergeait une possibilité de se reconnaître en tant que travailleur avec un pouvoir, cela devenait aussitôt un handicap ; en d‘autres termes, le moment où se dessinait une appartenance de classe, elle n‘était produite que comme contrainte extérieure."[1]Une fois de plus le texte se repose sur l'hyperbole pour prouver qu'il a raison … ...
Mais ce qui n'est pas clair, c'est de quelle manière mettre l'étiquette de "grève" sur cet évènement était un handicap : en effet, le 2 Novembre fut sans aucun doute le plus haut point du mouvement (bien qu'un point au-delà duquel il ne put s'élever). S'il est vrai que le terme de "grève" était erroné, cela semble avoir été une illusion plus génératrice que limitative. Dans tous les cas, nous ne croyons pas que le terme de "grève générale" signifia ce que les auteurs imaginent qu'ils signifia pour les participants – c'est-à-dire, nous ne pensons pas que cela fut une illusion. La manière dont nous nous en rappelons, c'est qu’exiger une grève générale signifiait plutôt exiger une attaque générale contre l'économie ; en d'autres termes, ce fut un appel pour une interruption de l'économie capitaliste par le retrait de la force de travail (individuellement ou collectivement), le blocage, l'occupation, le sabotage contre des cibles précises ou l'émeute généralisée. Tous ces éléments tactiques se sont combinés le 2 Novembre. Cette idée de la grève n'est ni une nouveauté, ni un élément perdu au fond de l'Histoire, comme nous le verrons ; elle persiste en relation dialectique avec les conditions particulières. Comme les auteurs le notent eux-mêmes, la "grève" comme retrait du travail n'est qu'un élément parmi l'ensemble qui constitue les "grèves générales" actuelles. Si le retrait du travail était l'élément principal dans les grèves générales des dernières 130 années, – mais qui, dès le départ, inclurent le blocage, l'expropriation, le sabotage – ce rôle est maintenant de plus en plus tenu par le blocage. Ces blocages ont comme sujet des prolétaires dans le sens étendu du term, c'est-à-dire en incluant non seulement les travailleurs, mais aussi les "sans réserve", dont les chômeurs font partie. Le blocage est la forme qui convient à une période où la population superflue est en expansion, comme les piqueteros en Argentine, ou plus récemment les piquets volants en France nous l'ont déjà montré.
Où est la production?
A de nombreux égards, les participants de ce nouveau genre de "grève générale" saisissent quelque chose, organiquement et spontanément, que "Sous une tenue anti-émeute" rate. Il est vrai, sans le moindre doute, que les sphères de la circulation et de la reproduction dépendent des sphères de la production et du travail productif ; cependant, l'inverse est vrai aussi. La production peut être interrompue à partir de l'extérieur, par des prolétaires qui qui ne sont pas des travailleurs productifs, à travers une interruption de la circulation dont la production dépend. De la même manière, les luttes dans la sphère de la reproduction peuvent avoir un impact sur la capacité du capital à trouver la force de travail dont il a besoin. Si les marchandises (matières premières, biens à moitié terminé, biens terminés) et les corps dont le capital a besoin n'arrivent pas à l'usine, à l'entrepôt ou au point de vente, alors toute le travail et toute la production de valeur est mise à l'arrêt.
De plus, La production et la circulation sont aujourd'hui emmêlées de nouvelles façons complexes. La circulation est maintenant interne à la production. Comme nous l'avons vu, dans l'ensemble post-Fordiste de la mondialisation et dans le Taylorisme ou le Toyotisme de la chaîne d’approvisionnement, l'usine a été désagrégée, externalisée et distribuée à travers des réseaux planétaires tels que la production d'un seul objet fini peut nécessiter la coordination de douzaines de producteurs. Ces réseaux sont extrêmement fragiles ; l'utilisation de schémas de transports à flux tendus et de protocoles logistiques sophistiqués pour accélérer et gérer les flux de marchandises signifie qu'il n'y a que peu de place pour l'erreur, puisque les stocks de réserve et stock tampons, autrefois communs, ont été éliminé. Etant donné l'étendue de ces réseaux, les perturbations de la circulation à certains goulots d'étranglement peuvent avoir des effets d'une portée considérable sur la production. Pour finir, la circulation est interne à la production dans le sens où, sous le règne de Walmart et des nouveaux détaillants gigantesques, la production est dirigée par la consommation de nouvelle manière. Dans le modèle de "production à flux tiré", les biens ne sont pas produits ou expédiés avant que soient reçues les données du détaillant indiquant que les stocks ont baissé. Les objets sont pré-vendus sous un tel arrangement, tout au moins idéalement, et la consommation exerce un effet déterminant sur la production.
Ainsi, de tous points de vue, une intervention dans la sphère de la circulation est, tout en même temps, une intervention dans la sphère de la production. Et tandis que les interventions dans la sphère de la circulation n'ont pas, au contraire des interventions dans la production, la prise des moyens de production pour horizon, il n'est même pas sûr qu'une telle prise soit possible de nos jours où la production, dans la plupart des régions du globe, est limitée à des articles périphériques ou secondaires qui n'auraient que peu d'usage au-delà des formes sociales capitalistes.
Qu'est-ce que la production?
Il est significatif aussi que les auteurs reconnaissent de travers le caractère et la situation présente du travail productif. Il y a un risque de pédantisme dans ce genre de discussions ; les auteurs évitent cela en utilisant de manière hors de propos une idée partielle de Marx, affirmant que "Nous pouvons donc aller jusqu’à dire qu’est productif tout travail qui est subsumé réellement par le capital". Quand bien même les mots de Marx seraient la mesure de toute chose, il a lui-même réfuté cette idée des douzaines de fois. Plus significativement, la complète évaluation de Marx concorde avec le développement que nous avons vu dans l'économie mondiale, incluant une volatilité montante et une profitabilité en chute au-delà des régimes de prix nominaux des secteurs de la finance, de l'assurance et de l'immobilier. De tels développements sont cohérents avec, par exemple, l'analyse minutieuse de Marx dans le livre 2 du Capital au sujet du travail de transformation de la forme du capital de l'argent vers la marchandise ou inversement, à savoir du travail "englobant la circulation ou englobé par elle".
Mais suggérer qu'un certain travail soit improductif ne veut pas dire remettre en question la nécessité sociale d'un tel travail : "De même que le temps de circulation du capital constitue une fraction nécessaire de sa période de reproduction, de même le temps pendant lequel le capitaliste achète et vend et se démène sur le marché constitue une fraction nécessaire de la période durant laquelle il fonctionne comme capitaliste, c'est-à-dire comme capital personnifié. C'est une partie des heures qu'il consacre à ses affaires… Le changement d'état coûte du temps et de la force de travail, non pour créer de la valeur, mais pour convertir la valeur d'une forme dans une autre : la tentative réciproquement de s'approprier, à cette occasion, une portion supplémentaire de valeur n'y change rien. Ce travail, encore accru par les méchant dessein des deux parties, ne crée pas plus de valeur que le travail dépensé dans un procès n'augment la valeur de l'objet litigieux". Vu dans cette perspective, la banque, la comptabilité, la publicité, et nombre de tâches administratives sont tout à la fois essentielles à la reproduction du capital et, néanmoins, improductives.[2]De nombreux passages chez Marx sont utiles pour saisir la différence entre le capital-argent et le capital productif … ...
Cette distinction est devenue plus significative, plutôt que moins, dans la lutte du capital pour sa propre reproduction. Comme il s'est restructuré loin de la production industrielle, le capital a de plus en plus recherché du revenu dans la sphère de la circulation – étant donné que le capitaliste agit sous la compulsion de la recherche du revenu plutôt que de la production de nouvelle valeur. Cette compulsion constitue précisément une limite interne pour le capital, mettant les profits en avant de l'accumulation et les prix en avant de la valeur, et doit être comprise comme un caractère immanent de la crise actuelle. Il n'est que de peu d'intérêt de ricaner du capitaliste qui n'a pas compris son Marx ; il faut plutôt voir que le changement des ressources et des emplois dédié à la tâche de réaliser de plus grandes portions d'une valorisation en déclin, et à une allure de plus en plus rapide, offre aussi une opportunité aux adversaires du capital.
Puisque le capital se maintient en générant de la valeur – et entre en crise lorsque la production de valeur tombe en-dessous d'un certain niveau – les adversaires voudront comprendre quels secteurs sont générateurs de valeur, et quels secteurs ne le sont pas. Mais cette analyse de la valeur est généralement prise pour une analyse stratégique ; les Marxistes supposent toujours trop rapidement que la productivité en termes de valeur est égale à une centralité stratégique, et que les luttes dans les parties "productive" de l'économie seront plus significatives. Cela est tout simplement faux. Comme nous l'avons vu plus haut, qu'une chose produise de la valeur ou non ne détermine pas, au final, son utilité pour la reproduction du capital. La banque et les système de crédit ne produisent pas eux-mêmes de valeur. Néanmoins, le gel de l'approvisionnement en crédit peut mettre l'économie productive à l'arrêt en l'espace de quelques jours. L'analyse de la valeur peut être un préliminaire nécessaire à une compréhension stratégique du capital, mais cela ne s'y substitue pas.
Il ne fait aucun doute que cette restructuration du capital, restrucuration telle que le secteur productif est encore plus difficile à discerner à Oakland, présente de réelles difficultés. Plutôt qu'une analyse de la valeur, nous pourions à la place nous orienter vers la difficulté concomitante de trouver des valeur d'usage nécessaires à la reproduction de la commune ; le pillage d'un entrepôt circulatoire ne peut subvenir aux besoins matériels, après tout, que pour un temps limité. Enlever la reproduction des mains du capital fut inaccessible à la Commune d'Oakland ; une telle activité est restée à l'intérieur de l'orbite du capital. En même temps, les attaques contre les points actuellement vulnérables du capital, où s’agrègent les procès de transformation des marchandises en argent, doivent être comprises comme une avancée timide et naissante explorée par la Commune. Ainsi, pour nous, la question se rapporte à l'insaisissable unité de pratiques coordonnant ces deux impératifs jumeaux : la destruction de l'auto-reproduction du capital et la maîtrise de la nôtre. Nous considérons que la découverte pratique de cette unité est la communisation.
Appartenance de classe?
Après avoir forcé plutôt implacablement la grève générale dans le moule des émeutes grecques (peut-être à cause de sa mécompréhension des manières dont la production et le travail productif présentent une limite), "Sous une tenue anti-émeute" rate les points de différences principaux entre le déroulement de l'appartenance de classe et de l'antagonisme dans le cas de la Grèce et d'Oakland. Si l'appartenance de classe était une contrainte extérieure, elle était en fait personnifiée par des factions et des groupes particuliers. Cependant, pour comprendre cela, il faut regarder dans les détails certaines des répugnantes manoeuvres politique qui ont accompagné le blocage du port le jour de la grève générale, et le blocage suivant en Décembre.
Bien que l'ILWU (syndicat des dockers) porte fièrement l'héritage d'un radicalisme s'étendant jusqu'au début du XXème siècle et qu'il soit bien plus combatif que les syndicats typiques américains domestiqués aux besoins du capital, il a tendance à s'engager dans des "grèves politiques" (qui sont illégales aux Etats-Unis) à travers un mécanisme plutôt curieux et légaliste. En raison d'une clause dans leurs contrats qui leurs donne le droit de refuser de traverser un piquet de grève – même un piquet tenu par des gens extérieurs au lieu de travail – ils initient des ruptures de travail en invitant des activistes locaux à venir tenir un piquet aux portes du port. Ce morceau de théâtre est accompli par un médiateur qui déclare sans la moindre conviction le lieu de travail "dangereux", permettant aux dockers de stopper le travail sans risquer de sanction. Voici une curieuse inversion de la thématique de "l'appartenance de classe comme contrainte extérieure" – les dockers extériorisent leur antagonisme dans la forme d'une bande de gens étrangers au lieu de travail parce que leur propre identité contractuelle en tant que travailleurs est devenue des chaînes. Même quand elle vient des travailleurs eux-mêmes, l'antagonisme doit venir sur le lieu de travail de l'extérieur, à travers une ventriloquie politique étrange.
Bien que l'idée de bloquer le port le 2 Novembre – en soutient à l'appel à une grève générale – soit venu de discussions entre les activistes locaux et des membres de l'ILWU, la taille et la puissance des forces qu'ont fait apparaître Occupy Oakland en ont fait quelque chose de complètement différent, un blocage plutôt qu'une pièce de théâtre, puisque les travailleurs n'avaient de toutes façons aucune chance de se rendre au port, quelque soit le jugement du médiateur. Et bien que le blocage ait été plus tard décrit comme une intervention dans la lutte de Longview, les dizaine de milliers de personnes qui défilèrent ce jour-là sur le port ne connaissaient que très peu, pour la plupart, la lutte de Longview. Ils défilèrent sur le port pour les mêmes raisons que les gens s'étaient présenté aux évènements plus tôt dans la journée – pour protester contre la destructions des camps d'Oakland ainsi que l'attaque alors en cours contre tous les camps Occupy dans le pays, et plus généralement, en solidarité avec la position politique attrayante et vague du mouvement Occupy, qui permettait aux gens de protester contre les formes diverses d'appauvrissement, de chômage, et de d'expropriation (qui est souvent l'expropriation des droits et des privilèges des classes moyennes américaines) dont ils avaient fait l'expérience. Malgré tout le caractère vague d'Occupy, les participants étaient là pour eux-mêmes.
Mais tandis que le plan d'un second blocage émergea dans les semaines suivantes, le récit complet fut réécrit afin que la partie concernant le blocage soit avant tout une offre de soutien à l'activité héroïque mais insuffisante des travailleurs de Longview ainsi qu'à la lutte naissante des camionneurs du port de Los Angeles. Ceci eut pour résultat de domestiquer les forces adversaires qui avaient été relâchées par la grève générale, faisant principalement de la Commune d'Okaland une milice volontaire des travailleurs du port qui, pour la plupart, n'auraient pas agi pour eux-mêmes. Ainsi la contrainte extérieure apparut une seconde fois, reflet de la première : avec l'aide de quelques activistes ouvriériste à l'intérieur du mouvement, les travailleurs du port – en tant qu'image de l'appartenance de classe – exploitèrent l'énergie combattive d'Occupy Oakland et la détournèrent de la question de pouvoir agir pour soi-même, question qui aurait alors voulu dire agir contre cette image d'appartenance de classe et contre une direction autoproclamée d'activistes qui avait permis le deuxième blocage. Un tel arrangement est paralysant pour les deux côtés : les dockers sont rendus complaisant par l'externalisation de leur capacité à l'antagonisme, et la foule loqueteuse d'Occupy est détournée de ses propres besoin vers la défense de cette identité de classe essentiellement passive, identité dans laquelle elle ne peut même pas demeurer. Ainsi, le problème n'est pas qu'une bande variée de prolétaires du mouvement Occupy se soit bercé d'illusions qu'ils étaient tous du travail. Le problème est plutôt qu'ils aient accepté que de telles actions n'aient un sens et ne soient potentiellement décisives que lorsqu'elles sont faites sur le compte du travail : que la grève du travail doit toujours subsumer la grève du non-travail.
Production de la morale/Morale de la production
Mais il y a un risque, comme nous le verrons, à identifier les réorientations de la Commune vers une lutte ouvrière traditionnelle comme une remise en place soudaine vers une forme d'équilibre naturel. Ces réorientations ne font au contraire que souligner un mouvement incomplet par rapport à la réarticulation du lieu de la grève. Bien que la temporalité du récit que l'on peut en faire souligne le fait qu'il y ait eu des grèves à deux moment différents (une en Novembre, une en Décembre), nous suggérerions au contraire que la grève d'Oakland était toujours à deux lieux différents : le lieu du travail orthodoxe, à laquelle les foules de racailles ont amené un peu de nouveauté, et le lieu du non-travail, auquel les syndicats ont apporté un élément pernicieux de légitimité morale. Ce dédoublement est aussi une forme de la contradiction en procès, les deux grèves se frottant l'une à l'autre en tant que partie d'une dynamique plus large à travers laquelle le mode de la lutte se développe, se déplaçant contre le capital en se déplaçant avec lui. Mais aucunes des positions dans la contradiction n'est stable en elle-même, encore moins naturelle.
C'est là que "Sous une tenue anti-émeute" se met à tituber périlleusement vers l'erreur de recréer le "travail" comme l'état naturel des antagonistes. Cela se passe dans le texte plus d'une fois, comme ici : "Se reconnaître comme force de travail est un processus naturel lorsqu’une lutte qui se reconnaît avant tout comme politique et non économique arrive face à une de ses limites et se transforme. Mais la transformation de cette lutte en quelque chose d’autre, par le biais de la reconnaissance de chacun en tant que force de travail, n’a dans ce cas pas pu avoir lieu" (c'est nous qui soulignons).
Au contraire, si les antagonistes ont eu une réaction naturelle le 2 Novembre, c'était celle d'attaquer le capital là où il était accessible et vulnérable – non du point de vue d'une auto-dentification idéologique, mais comme une mesure objective face au fait que le capital expulse nécessairement des corps du travail productif. Ce processus inclue à la fois la production d'une surpopulation et en même temps la redistribution d'emplois vers du travail nécessaire mais non-productif.
Théorie Communiste affirme que le programmatisme ne doit pas être compris comme une conversation remplie d'erreurs, mais comme l'expressions de la possibilité révolutionnaire à l'intérieur de l'époque que l'on désigne maintenant sous le terme de "programmatiste". Nous voulons affirmer de manière similaire que la grève dans le lieu du travail productif comme forme hégémonique de la lutte anti-capitaliste appartient aussi à une époque. Cette époque commença par la généralisation du salariat dans la révolution industrielle du début du XIXème siècle ; elle décroît maintenant en parralèle avec le salariat industriel et la primauté de la production en tant qu'auto-conception du capital. Nous voyons ainsi un corollaire avec les luttes de cette époque, à la fois retour et révision : le blocage, la lutte au-delà des sites de production, contient une ressemblance généalogique avec les émeutes contre les exports du XVIIIème siècle. Mais il y a maintenant une différence : si ces luttes avaient pour but d'empêcher le départ hors du pays de valeurs d'usage, de moyens de reproduction, le blocage revient maintenant après que la production de telles valeurs d'usages soit partie depuis longtemps. A la place, ce sont les moyens de reproduction du capital qui sont sous les feux. Le capital, nous devons le rappeler, a ses propres limites, et il se réforme dans le but de les dépasser ; c'est précisément cela que nous voyons dans le besoin de trouver du revenu dans la circulation. Le blocage est ce déploiement des limites actuelles du capital du point de vue du prolétariat et exprimé comme lutte immédiate. Dans ce qui était possible à ce moment là, c'était peut-être ce qu'il y avait de mieux ; ce ne fut pas assez.
Nous voulons affirmer, par conséquent, que l'incapacité finale de la Commune d'Oakland à confronter le capital sur une échelle élargie vient d'une double dynamique, en ajoutant à cela l'écrasant état de force déployé contre elle. D'un côté il est vrai que les prolétaires d'Oakland sont de plus en plus exilé de la demeure de la valorisation ; c'est un effet qui crée une bifurcation interne entre ceux qui travaillent ailleurs dans l'économie et ceux qui ne travaillent pas du tout. De l'autre côté, il y a le caractère moralisateur persistant qui veut que chaque élément pris des mains du capital ou de l'Etat par la lutte fasse appel à une vertu bien-pensante et "de gauche" : qu'un immeuble réapproprié doit être une école ou une bibliothèque, qu'une grève doit recevoir le consentement des syndicats – comme si d'une certaine manière ces gestes permettraient une plus large sympathie au sein de la population, ou pourraient retarder les coups de matraques.
En effet, on ne peut pas examiner la séquence des évènements sans examiner les présupposés qu'ont les gens au sujet des grèves et des blocages. A cause de l'histoire du mouvement ouvrier, on considère généralement que les ouvriers ont le droit de mettre en grève leur lieu de travail. Les grèves sont légitimes par ce qu'on comprend largement maintenant que si les travailleurs ne possèdent pas les moyens de productions, en étant les possesseurs temporaires de ces moyens de productions, ils ont à juste titre un droit de regard sur la disposition ceux-ci, au contraire d'un prolétaire quelconque. D'autre part, les blocages de lieux de travail qui n'impliquent pas les travailleurs sont vu du même coup comme illégitimes, ce qui bien sûr autorise l'Etat à répondre avec encore plus de férocité.[3]Bien sûr, de tels blocages auront des effets nuisibles sur les travailleurs associés avec le site bloqué. … ... D'après nous, ces idées quant à la légitimité de la grève et l'illégitimité du blocage ne sont que des extensions de la logique de la propriété en général. Pendant le second blocage du port, des activistes d'Occupy Oakland ont recherché la légitimité et le soutien contre les attaques que leur association avec un droit tacite des travailleurs leur avait offert, sans ne jamais reconnaître d'aucune manière les dangereux préjugés sur lesquels reposait cette légitimité. Voici encore une autre manière dont l'appartenance de classe – ici en tant qu'image morale – est devenue une contrainte.
Retournons, enfin, à l'affirmation pivot de "Sous une tenue anti-émeute" : la Commune d'Oakland "n’attaqua presque jamais la question de la production". Nous ne pensons pas qu'il soit de la plus haute évidence ce que signifie "étendre la lutte au procès de travail", ni que que cela soit un développement naturel ; c'est un déroulement historique dans une situation différente. De même, l'affirmation que "La liaison avec la lutte autour des fermetures d‘écoles aurait pu être un autre [effort vers une telle extension]" met a nu un autre point d'inflexion dans la lutte, mais pour les mauvaises raisons ; en réalité, la lutte s'est étendue aux écoles, y compris lors d'une occupation plutôt prolongée de l'une d'entre elles. Cependant, le mouvement vers les écoles n'y trouva pas d'étudiants prêts à prendre les rênes de leurs propre reproduction intellectuelle. Au contraire, il y trouva une coordination entre les parents et les professeurs pour remplacer le support que l'appareil d'Etat ne fournissait plus – encore une autre révélation sur la conjoncture entre la légitimité et l'affirmation des relations sociales présentes.
Nous croyons que la désarticulation, qui est en train de se produire, de la population au travail productif ébranlera inévitablement le lien moral, tel qu'il est compris dans sa forme bourgeoise où il apparaît comme naturel, entre les lutte et le travail ; en effet, pour nous, la révélation de la "force de travail" comme une catégorie historiquement constituée – une catégorie qui a besoin d'être dépassée – est l'un des aspect critique de la communisation. Pour ce qui concerne la nécessité d'étendre "les attaques du coeur de la reproduction vers le coeur de la production", nous sommes absolument d'accord. La forme d'une ville change moins vite, hélas! que le coeur de la production! Pour ce qui et de la question de comment la production se retrouve actuellement structurée, quelle est la composition de la classe qui organisera un telle attaque et ainsi quelles sont les stratégies et les tactiques qui se présenteront, voici les propositions que nous avons offert aux luttes.
Research & Destroy, Oakland, décembre 2012
References
↑1 | Une fois de plus le texte se repose sur l'hyperbole pour prouver qu'il a raison, puisque des dockers sont partis de leur boulot le matin et qu'il avait un mouvement les professeurs d'Oakland visant à prendre une journée générale d'arrêt maladie qui ferma plusieurs école. De plus, de nombreux autres travailleurs prirent une journée de congé ou bien décidèrent de ne pas se présenter au travail ce jour-là. Bien qu'on ne puisse pas forcément appeler cela une grève, ces actions sont néanmoins efficaces pour paralyser un lieu de travail. La grève des immigrés de 2006, "el gran paro" – que les auteurs opposent à la grève générale du 2 Novembre – fut principalement accomplie de cette manière, à travers le retrait individuel de la force de travail et, pour cette raison, ne fut jamais appelée "grève" à l'époque ou même après. |
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↑2 | De nombreux passages chez Marx sont utiles pour saisir la différence entre le capital-argent et le capital productif, entre la circulation et la production, et entre le revenu et la valeur. Prendre par exemple les chap. 1 et 6 du Livre II, les chap. 4 et 16-19 du Livre III, les Grundrisse, IIème carnet ("Ces messieurs les économistes auront diablement du mal à passer en théorie de la conservation de soi de la valeur dans le capital à sa multiplication ; c'est à dire à sa multiplication saisie dans la détermination fondamentale du capital, et pas seulement comme accident ou comme résultat.") ; les Essais sur les théorie de la valeur de Marx de I.I. Rubin, chap. 19 "Ainsi donc, la question du travail productif se ramène toujours à celle du capital productif, c'est-à-dire à la célèbre théories de "métamorphoses du capital du livre II. Selon cette théorie, le capital parcourt trois phases dans son procès de reproduction : capital-argent, capital productif, capital-marchandise. La première et la troisième de ces phases représentent le "procès de circulation du capital" et la deuxième phase le "procès de production du capital". Dans ce schéma, le capital productif ne s'oppose pas au capital improductif, mais au capital "dans le procès de circulation"). Pour une discussion complète des écrits à ce sujets, voir “Marx’s Theory of Productive and Unproductive Labour” de Ian Gough, New Left Review, I/76. |
↑3 | Bien sûr, de tels blocages auront des effets nuisibles sur les travailleurs associés avec le site bloqué. Mais les activistes ne traitent pas ces effets de la même manière qu'ils traitent les conséquences négatives – pour les alliés potentiels – de chaque tactique. "Nuire aux travailleurs" est vu comme particulièrement impensable. |