La communisation n’est pas une prophétie. Elle n’est pas l’annonce d’un futur. La communisation n’est rien d’autre qu’un point de vue porté sur les luttes de classe actuelles. Il s’agit de concevoir, à partir d’elles et au-delà de leurs limites et de leurs contradictions, ce que pourrait être une révolution communiste de nos jours.
Penser un horizon communiste suppose de partir de l’état du rapport de classes tel que la restructuration l’a produit, et de comprendre pourquoi ce qui, dans le passé, était porteur d’une vision communiste ne peut plus l’être de manière identique aujourd’hui[1]Pouvoir penser un horizon communiste est un enjeu dans les luttes. Il suffit, pour s’en convaincre, de revenir sur l’histoire de ces trente dernières années, période au cours de … Continue reading.
Jusque dans les années 1970 incluses on voyait, de manière générale, le prolétariat comme la classe dominée qui devait devenir dominante pour réaliser le communisme. Bien entendu, il y avait bien des manières de le concevoir, manières qui étaient antagonistes entre elles. Il y avait certes aussi des pensées qui entendaient rompre avec cette conception dominante, tout en étant obligées de se positionner par rapport à elle[2]Une polémique a éclaté récemment sur la question de savoir si la théorie de la communisation était véritablement une nouveauté, en soulignant que ce qui est dit dans cette théorie a déjà … Continue reading. Il n’en reste pas moins que cette manière de voir était incontournable, non parce que les conceptions de l’époque auraient été généralement erronées, mais tout simplement parce que la réalité d’alors – l’affirmation d’un prolétariat socialement de plus en plus fort – était visible pour tous.
Les débats sur la réforme ou la révolution, sur l’immédiateté du communisme ou la période de transition (qui pouvait précéder ou suivre la victoire prolétarienne) avaient tous lieu au sein de ce paradigme commun. Or c’est cela qui est remis en cause, de manière dynamique, à l’heure actuelle[3]« De manière dynamique » signifie que la survivance de quelques pans pas tout à fait écroulés du vieux mouvement ouvrier n’est pas une objection sérieuse à cette thèse..
La disparition d’une affirmation de classe forte et l’effritement du mouvement ouvrier est le symptôme d’un tournant majeur de la lutte de classe. L’appartenance de classe n’apparait plus comme le support d’une identité et la base d’une puissance possible, mais au contraire comme un élément étranger à la vie de chacun, la matérialisation hostile de la puissance dominatrice du capital[4] Pour plus de détails, voir « Qu’est-ce que la communisation ? », Sic 1, dont ce texte est une suite..
Certaines théories en ont conclu que la notion de lutte de classe n’était plus opérante pour caractériser la révolte dans le monde contemporain. La persistance du rapport social capitaliste et de toutes ses déterminations ( à commencer par la valeur) est pourtant le signe que les classes n’ont certainement pas disparu. La théorie de la communisation ne renonce donc pas à la théorie des classes, mais la pense à l’ère de l’effondrement du mouvement ouvrier. Pour résumer, on peut dire que la communisation avance trois idées essentielles : d’abord, l’immédiateté du communisme (autrement dit, l’absence de toute période de transition). Ensuite, le communisme comme moyen et fin de la lutte. Enfin, la destruction du rapport de classes et donc du prolétariat par le prolétariat lui-même. C’est sur ce dernier point qu’il faut insister pour comprendre comment la théorie de la communisation lie un élément de la lutte de classe actuelle (la fin de l’affirmation du prolétariat et le déclin de l’identité ouvrière) à une conception de la révolution (la destruction du rapport de classes par le prolétariat). Cette vision, un peu paradoxale, se révèle pourtant féconde si on veut chercher dans les luttes actuelles ce qui, dès maintenant, peut annoncer une destruction du rapport social capitaliste. La révolution étant la destruction du rapport de classes est identiquement la destruction du prolétariat, ce qui revient à dire que la révolution est l’activité d’un prolétariat en train de s’abolir lui-même. Or dès à présent, dans les luttes de classe contemporaines, on peut repérer des situations dans lesquelles un prolétariat qui cherche à défendre sa condition est paradoxalement conduit à l’attaquer. La lutte de classe apparait ainsi dans son ambiguïté fondamentale, reflet de ce qui n’est rien d’autre qu’une contradiction interne des formes sociales capitalistes elles-mêmes : la lutte de classe peut être aussi bien reconduction du rapport de classes que destruction de celui-ci. C’est donc par la liaison entre ces deux idées (des aspects de la lutte de classe actuelle qui conduisent le prolétariat à attaquer sa propre condition et à une vision de la révolution comme action prolétarienne d’autodestruction du prolétariat) que la théorie de la communisation propose de penser le communisme.
Le rôle de la théorie n’est pas de révéler aux luttes[5]Dans ce texte, il sera souvent question « des luttes ». Ce pluriel, qui est courant de nos jours, est révélateur de la fin de la période de l’affirmation du prolétariat. Les luttes sont … Continue reading ce qu’elles seraient au tréfonds d’elle-mêmes. Il ne s’agit pas d’agir dans le sens d’une « prise de conscience ». Penser la révolution et le communisme n’est pas une formule magique qui transforme les luttes actuelles en ce qu’elles ne sont pas. La question, c’est de parvenir à lier théoriquement luttes actuelles et production possible du communisme en comprenant qu’ils s’agit d’un enjeu pour les luttes et non d’un enjeu pour le futur. Sans pensée de la révolution, l’horizon des luttes est nécessairement celui du capital. Au sein d’une lutte de classe ambivalente, à la fois reconduction et remise en cause du rapport de classe, le fait de n’être porteur d’aucun horizon révolutionnaire agit bien évidemment dans le sens du deuxième terme, celui de la reconduction du rapport de classe. Cela se traduit, dans la lutte, par la persistance des médiations qui expriment cette reconduction (hiérarchies syndicales, porte-paroles, médias, négociations, etc.), ou, si ces médiations ont pu un temps s’effacer face à l’intensité de la lutte, par leur réémergence en force au moment du retour à la normale.
Élaborer une théorie de la révolution et du communisme est donc une activité menée à partir des luttes et pour les luttes. Le succès d’une telle activité n’est évidemment en rien garanti. La généralisation d’une théorie contemporaine de la révolution – c’est-à-dire son existence au-delà d’un cercle restreint de théoriciens et de militants – n’a lieu que si celle-ci est suffisamment adéquate à ce qui, dans les luttes, peut exprimer la caducité du rapport de classe. Comme cette théorie est une prise de position, elle est nécessairement un pari, pari rationnel puisqu’il s’agit de produire une certaine compréhension des luttes par elles-mêmes, mais pari néanmoins.
Le communisme comme processus et non comme monde alternatif
Le communisme n’est pas plus une prophétie que la communisation. Parler du communisme au présent est un enjeu pour les luttes actuelles. C’est pour cette raison qu’il est indispensable de rechercher ce qui, au sein de celles-ci, pourrait annoncer la production du communisme plutôt que de songer à décrire un état futur et lointain que l’humanité atteindra peut-être un jour. Autrement dit, ce qui est essentiel pour recréer un horizon communiste, c’est avant tout de voir la manière dont le communisme pourrait émerger de la situation présente plutôt que de décrire ce que serait le communisme en tant que forme d’organisation accomplie[6]Nous ne rentrerons pas dans le débat de savoir si le communisme pourra un jour être considéré comme « achevé » (même de manière relative) ou s’il ne sera jamais rien d’autre que … Continue reading.
Mais parler du communisme au présent ne doit pas non plus nous faire tomber dans une erreur courante, qui est de s’imaginer trouver du communisme en gestation, voire en partie déjà créé, quelque part dans les interstices de la société du capital. Le communisme ne peut exister par lui-même dans le monde actuel, ni comme choix existentiel ou politique, ni comme mode de vie[7]D’où la critique de l’alternativisme en général. Voir « réflexions à propos de l’appel », Meeting N°2..
Il faut donc penser le communisme au présent mais non comme un état présent. C’est ce que permet la théorie de la communisation. Dans la communisation, production du communisme et communisme se confondent. La communisation est une lutte contre le capitalisme par le communisme, c’est à dire que le communisme y apparaît à la fois comme moyen et fin. C’est pourquoi une vision de la production du communisme y est bien en même temps une vision du communisme lui-même, mais un communisme abordé par le prisme de sa production. On ne peut répondre à la question « qu’est-ce que le communisme ? » qu’en évoquant les formes sous lesquelles il pourrait être produit, et non en décrivant sa forme supposée achevée.
Cependant, la théorie de la communisation soulève certaines difficultés. Puisque le communisme est le moyen de la communisation, il faut bien, d’une certaine manière, qu’il soit mis en pratique dès les débuts de celle-ci alors même qu’il est affirmé que la communisation est un processus, et que le communisme y est produit au cours d’une période qui se déroule dans le temps, et même qui prend du temps.
Cette question était résolue dans la conception marxiste traditionnelle par la notion de « période de transition ». Ce qui était produit comme forme sociale au cours de la révolution et à l’issue de celle-ci, ce n’était pas directement le communisme, mais une étape intermédiaire, le socialisme. La communisation rompt avec la notion de période de transition puisque le communisme est un moyen de la lutte elle-même. Le communisme y est donc nécessairement immédiat même s’il demeure partiel.
La communisation prend donc des formes en apparence paradoxale : à la fois immédiate et étendue dans le temps, à la fois totale et partielle, etc. Pouvoir penser la production du communisme suppose d’apporter une réponse à ces questions.
La notion de mesure communiste
C’est ici qu’intervient la notion de « mesure communiste » comme forme élémentaire de la production du communisme.
La production du communisme n’est rien d’autre que la multiplication et la généralisation de mesures communistes prises ici et là dans le cours de l’affrontement contre le capital, mesures qui ont précisément pour objet de faire du communisme en acte un moyen de la lutte.
Le communisme n’est peut-être pas immédiat, mais dans la mesure communiste il apparaît comme tel. Dans la mesure communiste, il n’y a pas d’étape. Le communisme y est déjà en jeu même s’il ne peut être considéré comme entièrement réalisé. La mesure communiste fait disparaître le hiatus entre immédiateté du communisme et temps nécessaire pour sa réalisation alors même qu’elle n’abolit pas la nécessité de ce temps. Elle évite que la communisation elle-même ne soit comprise comme une période intermédiaire entre le présent et le futur communiste.
Le terme « mesure » ne doit pas induire en erreur[8]On aurait pu aussi utiliser, à la place de l’expression « mesure communiste », celle « d’initiative communiste ».. Une mesure communiste n’est pas une prescription, une loi, un ordre. Elle n’institue aucune règle à laquelle tout un chacun devrait se conformer. Elle n’édicte pas de norme générale et impersonnelle. La mesure communiste, par définition, implique d’abord ceux qui la prennent. Elle n’est pas non plus une déclaration d’intention, ou en tout cas elle ne peut pas être que cela. La mesure communiste est un acte. Se contenter de proclamer solennellement l’abolition de la valeur, des classes sociales ou du capitalisme n’est pas une mesure communiste. Partager collectivement les ressources prises sur l’ennemi ou produire en commun ce dont la lutte contre le capital a besoin peut être une mesure communiste.
Une mesure communiste est une mesure collective, prise dans une situation donnée, selon des modalités qui se déterminent par la nature de la mesure communiste. Les formes de décisions collectives qui aboutissent à la mesure communiste varient avec les différentes mesures : certaines impliquent un grand nombre de personnes, d’autre un beaucoup plus petit, certaines supposent des modes de coordination, d’autres pas, certaines font suite à de longues discussions collectives dont la forme elle-même n’est pas fixe (assemblées générales, collectifs divers, discussions en groupes plus ou moins étendus), d’autres peuvent être davantage spontanées… Ce qui assure que la mesure communiste n’est pas une mesure autoritaire ou hiérarchique, c’est son contenu, et non le formalisme de la décision qui y a conduit.
La mesure communiste est un exemple de mode d’organisation de la production du communisme. Elle n’est ni démocratie directe ni auto-organisation[9]Il n’y a pas à déterminer à l’avance la manière dont la mesure communiste est prise : c’est à son contenu en tant que mesure communiste qu’il revient d’assurer qu’elle n’est pas un … Continue reading.
Une telle mesure n’a pas nécessairement d’auteurs, du moins pas d’auteurs identifiables : les mesures communistes qui se généralisent peuvent très bien avoir été prises simultanément, ici et là, parce qu’elles sont tout simplement des solutions possibles à un problème qui se pose de manière générale. Leur origine devient alors rapidement impossible à repérer. Toute instance qui s’arrogerait le pouvoir de prescrire à autrui des mesures communistes nierait par là-même, instantanément, qu’elle puisse prendre une mesure communiste.
La mesure communiste n’est pas le communisme à elle seule. Le communisme n’est pas accompli à la suite d’une seule mesure, ni même d’une seule série de mesures. Mais le communisme n’est rien d’autre que l’effet d’un très grand nombre de mesures communistes, caractéristique de la période de la communisation, et qui s’insèrent dans une dynamique qui finit par donner à l’organisation générale du monde une qualité tout à fait différente. Il n’y a pas nécessairement de continuité : au contraire, il est parfaitement possible de concevoir des avancées mais peut-être aussi des reculs, et enfin un point de basculement qui est celui où la rupture a atteint une profondeur telle que la société de classe n’est plus en mesure de se maintenir. Communisme et société de classes sont exclusifs l’un de l’autre. Avant le basculement, les mesures communistes sont par essence éphémères : elles n’existent que dans l’espace de la lutte, et s’éteignent si elles ne se généralisent pas[10]Généralisation des mesures communistes qui correspond, dans un premier temps, à la généralisation des luttes qui les ont fait naître et sans lesquelles elles ne peuvent survivre.. Elles n’en sont que des moments où le dépassement est en jeu mais n’est pas acquis pour autant. La production du communisme n’est pas nécessairement une histoire à un coup. On peut parfaitement imaginer que s’enclenche un jour une dynamique communisatrice, traduction d’une traînée de mesures communistes prises à l’occasion de luttes particulièrement radicales et étendues, et que pour autant cette dynamique soit vaincue. Et qu’elle renaisse, plus tard et ailleurs, et finisse par détruire la société de classe.
Généralisation ne signifie pas uniformité. Il y a bien des manières, pour une mesure communiste, de s’élargir. Il peut certes s’agir du ralliement à une initiative communiste donnée (pour produire en commun, pour se coordonner…) comme de la reprise, sous une forme parfois adaptée, de mesures déjà mises en oeuvre ailleurs. La mesure communiste peut également facilement s’insérer dans des pratiques, des expériences, des solidarités antérieures – tout en étant rupture créatrice avec ces héritages par la puissance que la généralisation de la production du communisme peut engendrer[11]Une telle puissance s’exprime tant dans la multiplication des possibilités matérielles (avec la destruction de l’État et le fait de s’emparer des forces du capital) que dans … Continue reading.
Il faut bien comprendre le processus de généralisation d’une mesure communiste. Si la mesure communiste se généralise, c’est que, dans une situation donnée, elle correspond à ce que cette situation exige, et elle est ainsi une des formes (peut-être pas la seule possible) de réponse aux nécessités imposées par la situation (la lutte intense contre le capital). Le moment de la communisation est une situation d’affrontement chaotique au cours de laquelle les prolétaires prennent un nombre incalculable d’initiatives pour pouvoir mener leur lutte. Si certaines de ces initiatives s’étendent, c’est qu’elles correspondent à un besoin qui dépasse les différentes configurations particulières de l’affrontement en cours. Le tri entre les mesures qui se généralisent et les autres s’opère sous l’effet d’un rapport social en train de s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions. À ce niveau là seulement, le niveau de la généralisation, on peut parler de mesures « imposées par les nécessités même de la lutte »[12]Sic 1, Éditorial., ou encore de la révolution comme « nécessité immédiate dans une situation donnée » menées par des prolétaires « contraints par les conditions matérielles »[13]« Crise et communisation », Peter Åstrom, Sic 1. Dans le premier numéro de Sic, un débat avait eu lieu sur la question de savoir si l’article de Peter Åstrom employait, ou non, des … Continue reading. C’est en cela que la théorie de la communisation n’est pas déterministe et permet de comprendre la production du communisme comme une activité[14]Ce fonctionnement n’est pas spécifique à la période de la communisation. C’est ainsi qu’opère toute forme étendue d’activité sociale, c’est à dire qui traverse … Continue reading.
Mesures communistes et production du communisme
La mesure communiste est le versant positif du communisme dont nous n’avons, théoriquement, qu’une vision en négatif. Le communisme est l’anéantissement de toutes les formes de domination et d’exploitation actuelles. Le communisme se définit donc comme une série d’abolitions : abolition de la valeur, des classes, des dominations de genre et de race, etc. Autrement dit, si nous n’avons, pour décrire le communisme, qu’une définition en creux (nous savons de quoi le communisme est l’abolition, mais nous ne savons pas à quoi il ressemble concrètement) nous avons en revanche une vision positive du processus de sa production : la mesure communiste.
Le caractère communiste d’une mesure lui vient de sa capacité à renforcer la lutte contre le capital tout en étant l’expression de sa négation. C’est donc une manière définie et concrète de poser le dépassement de l’échange, l’argent, la valeur, l’Etat, la hiérarchie, les distinctions de race, les classes, le genre, etc. Cette liste est donnée sans ordre et sans distinction parce que justement une mesure communiste peut s’attaquer à tout ce qui fait le rapport social capitaliste. Nous savons que le communisme est le dépassement de l’échange, de la valeur, de l’argent, mais nous ne savons pas comment fonctionne concrètement un monde sans argent, sans échange, sans valeur. Nous savons que le communisme est l’abolition des classes mais nous ne savons pas comment fonctionne concrètement un universalisme sans classes. La mesure communiste ne répond pas à ces questions globalement, elle tente d’y répondre à son échelle et dans le cadre de la nécessité de la lutte.
Grace à la mesure communiste, nous comprenons que le communisme n’est pas quelque chose qui nous est si étranger. Le communisme repose en grande partie sur des choses très simples et qui peuvent déjà exister : le partage, la coopération, l’absence de rôles et fonctions socialement distribués, les rapports directs et immédiats, etc. Cependant, quelque chose qui existe mais sur une base secondaire n’a pas le même sens, qualitativement parlant, que ce qui existe dans sa généralité (que l’on pense par exemple à la valeur et à la manière dont la nature de celle-ci s’est modifiée avec l’émergence du mode de production capitaliste). C’est pourquoi la notion de généralisation est essentielle. Aucun contenu n’est, en soi, communiste (bien qu’à l’inverse certains contenus soient en soi anticommunistes). Une même mesure peut être ou ne pas être communiste, suivant son contexte. Une même mesure n’est pas communiste si elle demeure isolée mais le devient si elle se généralise. C’est pourquoi il faut bien comprendre qu’une mesure communiste isolée n’est pas une mesure communiste, alors même que la mesure communiste est incapable de rompre par elle-même son isolement… puisque cela ne peut venir que de la prise d’autres mesures communistes par d’autres collectifs.
La généralisation ne peut pas pour autant être par elle-même la garantie du caractère communiste d’une mesure. Une mesure qui ne se généralise pas d’une manière ou d’une autre, ou en tout cas qui n’entre pas en résonance avec d’autres mesures proches, ne peut pas être communiste. Mais à l’inverse peuvent sans doute se généraliser des mesures qui ne sont pas communistes. On exclut évidement ici tout ce qui est initiative de l’ennemi capitaliste sous forme de lois, prescriptions, ordres et contrôle coercitif étatique. Mais du côté de la révolution elle-même les contradictions de tous ordres qui sont le fruit de la segmentation multiforme du prolétariat (l’unité créée dans la lutte est toujours problématique et jamais acquise) et aussi d’une situation de lutte souvent confuse et contradictoire engendre des dynamiques contre-révolutionnaires[15]Pour une présentation inquiète et tourmentée de ces contradictions au sein même de la révolution, voir les articles de Bernard Lyon (Meeting et Sic 1). qui ont la forme même de la révolution, c’est-à-dire la forme de mesures qui se généralisent. Encore une fois, aucune mesure communiste n’est communiste en soi et le caractère communiste d’une mesure ne lui vient que de son rapport général avec la lutte en cours. Certaines mesures gardent longtemps, dans le cours chaotique et non normatif de l’insurrection, un caractère ambigu. D’autres également, peut-être communistes à un moment donné, peuvent parfaitement devenir contre-révolutionnaires face à l’approfondissement de certaines problématiques qui émergent à mesure que s’écroule le rapport social capitaliste. C’est ainsi que la révolution dans la révolution pourrait se manifester par des affrontements entre des mesures communistes et des mesures qui ne le sont plus.
Mesures communistes et insurrection sont indissociables. Les mesures communistes sont en rupture avec ce qui, au sein de la lutte des classes, permet l’intégration du prolétariat comme classe du capital. Elles rompent avec la légalité, les instances de médiation et les formes de conflictualité habituellement admises. On peut compter sur l’État pour réagir avec la violence et la cruauté qui lui sont coutumières. Les mesures communistes sont une confrontation aux forces de répression, et la victoire, là encore, ne peut venir que de leur dynamique d’extension rapide.
Il y a donc nécessairement, avec la généralisation des mesures communistes, un point limite, un point de bascule rapidement atteint où l’enjeu de la lutte ne peut plus être du tout l’amélioration ou la conservation de sa condition dans le capital, mais uniquement la destruction de la totalité du monde capitaliste devenu définitivement ennemi[16]Comme nous l’avons vu au début de cet article, la lutte des classes est ambivalente. Elle est à la fois lutte au sein du capitalisme et lutte porteuse de son abolition, lutte pour défendre … Continue reading. Dès lors, parmi toutes les choses nécessaires à la réalisation du communisme, il y a l’affrontement avec les forces de l’État dédiées à la défense du vieux monde puis la destruction totale de toute structure étatique.
Mesures communistes et activité
Personne ne construit consciemment le communisme dans sa totalité. Mais les mesures communistes se prennent en connaissance de cause : le choix de recourir à elles dans le cadre de la lutte ne peut ignorer qu’elles conduisent à la destruction du rapport social capitaliste et que cet objectif devient une dimension même de la lutte. Certes, il n’y a pas de séparation entre nécessité de la lutte et construction du communisme. Le communisme se réalise bien à l’occasion de la lutte et dans son contexte même. Mais le choix d’une mesure communiste, considéré isolément, ne s’impose pas parce que la lutte ne laisserait pas d’autre solution que de la prendre : le communisme n’est pas ce qui reste quand on ne peut plus rien faire d’autre.
Le communisme est produit : cela signifie qu’il n’est ni l’effet d’un pur acte de volonté ni la seule conséquence de circonstances qui rendraient impossibles toute autre issue à leur dénouement. Chaque mesure communiste est l’effet d’une volonté particulière. Cette volonté n’a toutefois pas besoin d’être celle de créer le communisme dans sa généralité, mais seulement dans son aspect immédiat, local et efficient pour la lutte. Cela signifie que l’adoption universelle de l’idée communiste comme une sorte de principe général abstrait à réaliser n’est pas un préalable nécessaire à la production concrète du communisme. D’un autre côté, l’activité sociale de production du communisme entretient sa propre conscience, c’est-à-dire que dans une période de communisation où les mesures communistes s’enchaînent et se généralisent, le schéma global de ce qui est en train d’être mis en place devient visible par tous.
Il y a bien des « conditions » à la production du communisme. Il existe une lutte qui est lutte de classes, expression, par un certain côté, de la caducité du rapport social capitaliste, mais par un autre expression de sa possible régénérescence, et en même temps, comme incluse dans la négation des formes sociales fondamentales du capital (négation que leur fonctionnement même rend sans cesse actuelle), la vision de la possibilité de son dépassement. L’activité de production du communisme doit cependant se comprendre réellement comme une activité, c’est-à-dire qu’il s’agit de quelque chose qui n’est pas induit mécaniquement par ces conditions. Il n’y a pas de nécessité de la lutte qui impose la production du communisme sans laisser d’autre choix.
Ce qui permet de rendre le communisme effectif, c’est l’activité. Cette activité est nécessairement sentie, au niveau de la mesure communiste singulière, comme volonté, conscience, projet (volonté collective, rappelons-le). Mais la généralisation de la mesure communiste dépasse toute volonté, parce que tout en étant toujours activité pour chaque mesure prise singulièrement, leur ensemble est au-delà du champ de la volonté de ceux qui prennent des mesures communistes. Plus l’activité est intense et plus elle est production de mesures multiples et multivalentes, plus la probabilité que ces mesures rencontrent les nécessités de la production globale du communisme augmente.
De plus, cette activité étant réellement une activité, elle modifie les conditions dans lesquelles elle évolue. Autrement dit, plus le communisme est produit, plus il élargit les possibilités de sa propre production. C’est tout le sens de la notion de dynamique communisatrice. Les premières mesures communistes qui se généralisent montrent par là même leur capacité à être des mesures de lutte : mais en même temps elles ouvrent des possibilités de dépassement des déterminations de la lutte elle-même. Les mesures de partage des ressources prises sur l’ennemi ouvrent la voie à des mesures de satisfaction des besoins[17]Besoins eux-mêmes transformés par la lutte en cours. par des moyens communistes. Les mesures de coopération locale ouvrent la voie à des mesures de coopération élargies.
C’est dire toute l’importance stratégique des premières mesures communistes[18]« Stratégique » ne veut pas dire qu’il y a une stratégie pour l’élargissement et la généralisation des mesures communistes – une telle stratégie ne peut pas exister. « … Continue reading. De leur généralisation rapide ou, au contraire, de leur incapacité à fournir une réponse adéquate et immédiate aux problématiques de la lutte dépend que s’enclenche une dynamique qui fait ensuite de leur élargissement le moteur de leur plus grand élargissement encore. Le rôle de la théorie communiste, non pour dire ce qu’il faut faire, mais pour rendre possible de nommer ce que l’on fait (à savoir, prendre des mesures communistes), est alors majeur.
L’erreur consisterait bien entendu à considérer n’importe quelle pratique de lutte comme une « mesure communiste ». Les mesures communistes supposent incontestablement une profondeur et une extension de la lutte de classe au-delà du point ordinaire du cours commun des luttes. Les mesures communistes ne prennent ainsi leur sens que dans le cadre d’une dynamique communisatrice qui les entraîne rapidement au-delà de leurs débuts timides.
Par définition, on ne peut donner aucun modèle de mesure communiste. Tout au plus peut-on émettre quelques hypothèses, mais encore faut-il bien comprendre la fonction de celles-ci. Il ne s’agit pas de réaliser une prophétie, mais d’éclairer notre compréhension théorique actuelle du communisme. Les hypothèses sur les mesures communistes découlent directement de la manière dont la période actuelle nous permet d’envisager le communisme. Toute conception de ce genre est, comme l’époque qui l’a faite naître, éminemment périssable, et destinée à être dépassée.
Est donc sans doute communiste la mesure prise ici ou là pour s’emparer des moyens utiles à la réalisation de ce qui est nécessaire pour satisfaire aux besoins immédiats de la lutte. Est sans doute communiste toute mesure qui participe à l’insurrection sans reproduire les schémas de l’ennemi. Est sans doute communiste la mesure qui vise à éviter que soient reconduites dans la lutte les segmentations du prolétariat héritées de son atomisation actuelle. Est sans doute communiste la mesure qui agit pour réduire à néant les dominations de genre et les dominations de race. Est sans doute communiste la mesure qui cherche à coordonner sans hiérarchie. Est sans doute communiste la mesure qui tend à se débarrasser, d’une manière ou d’une une autre, de toute idéologie qui conduirait à un rétablissement des classes. Est sans doute communiste la mesure qui éradique toute tentative de recréer des communautés qui se traitent les unes les autres comme des étrangères ou des ennemies.
References
↑1 | Pouvoir penser un horizon communiste est un enjeu dans les luttes. Il suffit, pour s’en convaincre, de revenir sur l’histoire de ces trente dernières années, période au cours de laquelle la question du communisme a quasiment disparu des consciences. Cet effacement n’a rien de fortuit. Il est la conséquence directe d’une défaite, lorsque la contestation des années 1960 et 1970 a été vaincue. |
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↑2 | Une polémique a éclaté récemment sur la question de savoir si la théorie de la communisation était véritablement une nouveauté, en soulignant que ce qui est dit dans cette théorie a déjà été affirmé ici ou là dans les périodes précédentes. La question de la nouveauté ne se pose cependant pas pour chaque assertion prise séparément, mais dans la manière dont des éléments, peut-être déjà pensés ou et exprimés auparavant, peuvent être agencés entre eux et reliés à la période contemporaine. |
↑3 | « De manière dynamique » signifie que la survivance de quelques pans pas tout à fait écroulés du vieux mouvement ouvrier n’est pas une objection sérieuse à cette thèse. |
↑4 | Pour plus de détails, voir « Qu’est-ce que la communisation ? », Sic 1, dont ce texte est une suite. |
↑5 | Dans ce texte, il sera souvent question « des luttes ». Ce pluriel, qui est courant de nos jours, est révélateur de la fin de la période de l’affirmation du prolétariat. Les luttes sont autant d’aspects différenciés de la lutte de classe qu’il s’agit à présent de saisir dans toute son hétérogénéité. |
↑6 | Nous ne rentrerons pas dans le débat de savoir si le communisme pourra un jour être considéré comme « achevé » (même de manière relative) ou s’il ne sera jamais rien d’autre que le processus de sa production. Tout simplement parce que cela ne change rien. Nous ne pouvons, d’un côté, que considérer le communisme comme un stade à atteindre où la destruction du rapport social actuel serait définitive, sinon nous ne pourrions plus guère le différencier d’un choix existentiel dans le capitalisme. Mais, d’un autre côté, dans la position où nous nous trouvons, nous ne pouvons parler du communisme autrement qu’en tant que processus. Il y a incontestablement une différence essentielle entre la période où le communisme est produit dans la lutte contre le capital et la période où le capitalisme est détruit : mais nous n’avons aucun outil théorique pour décrire cette seconde période autrement que par de vagues abstractions. |
↑7 | D’où la critique de l’alternativisme en général. Voir « réflexions à propos de l’appel », Meeting N°2. |
↑8 | On aurait pu aussi utiliser, à la place de l’expression « mesure communiste », celle « d’initiative communiste ». |
↑9 | Il n’y a pas à déterminer à l’avance la manière dont la mesure communiste est prise : c’est à son contenu en tant que mesure communiste qu’il revient d’assurer qu’elle n’est pas un mode de rétablissement d’une domination, d’une autorité ou d’une hiérarchie, et non à un quelconque formalisme démocratique appliqué au processus de décision. Elle n’est pas non plus « auto » organisation. L’auto-organisation est certes, à l’heure actuelle, une nécessité pour l’existence des luttes au-delà des temps et formes étroits des luttes légalisées et syndicalisées. Mais la mesure communiste est une rupture avec l’auto-organisation puisqu’il y a alors dépassement des luttes partielles qui ont besoin de s’organiser comme telles autour de leur objet spécifique. |
↑10 | Généralisation des mesures communistes qui correspond, dans un premier temps, à la généralisation des luttes qui les ont fait naître et sans lesquelles elles ne peuvent survivre. |
↑11 | Une telle puissance s’exprime tant dans la multiplication des possibilités matérielles (avec la destruction de l’État et le fait de s’emparer des forces du capital) que dans l’ordre des représentations et de l’imaginaire – toutes choses en pratique indissociables. |
↑12 | Sic 1, Éditorial. |
↑13 | « Crise et communisation », Peter Åstrom, Sic 1. Dans le premier numéro de Sic, un débat avait eu lieu sur la question de savoir si l’article de Peter Åstrom employait, ou non, des formules trop déterministes. On trouvera un écho de ce débat aux pages 38 et 39 de la revue. |
↑14 | Ce fonctionnement n’est pas spécifique à la période de la communisation. C’est ainsi qu’opère toute forme étendue d’activité sociale, c’est à dire qui traverse l’ensemble du corps social, par opposition à l’activité centralisatrice et unificatrice d’une structure hiérarchique ou étatique. Des pratiques de luttes contemporaines peuvent déjà s’étendre et se généraliser, à leur échelle, de cette manière là. |
↑15 | Pour une présentation inquiète et tourmentée de ces contradictions au sein même de la révolution, voir les articles de Bernard Lyon (Meeting et Sic 1). |
↑16 | Comme nous l’avons vu au début de cet article, la lutte des classes est ambivalente. Elle est à la fois lutte au sein du capitalisme et lutte porteuse de son abolition, lutte pour défendre sa condition dans le capitalisme et lutte contre cette condition. Le prolétariat, dans sa lutte, oscille entre son intégration et sa désintégration. La mesure communiste, elle, conduit à rompre l’ambivalence et à faire de la lutte du prolétariat une lutte contre le capital comme système, lutte au cours de laquelle le prolétariat se dissout progressivement lui-même. Mais ce n’est que quand la communisation a déjà un pris un tour prononcé que ceci devient une évidence. On ne peut véritablement parler de lutte anticapitaliste et révolutionnaire qu’à partir du moment où le communisme commence à être produit positivement. |
↑17 | Besoins eux-mêmes transformés par la lutte en cours. |
↑18 | « Stratégique » ne veut pas dire qu’il y a une stratégie pour l’élargissement et la généralisation des mesures communistes – une telle stratégie ne peut pas exister. « Stratégique » signifie ici que les premières mesures doivent être le plus adéquates possibles à une situation donnée tout en étant une manifestation concrète de l’usage du communisme comme moyen de lutte. |